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Les êtres vivants, les sociétés évoluent à mesure qu’ils s’adaptent à de nouvelles situations.
Michael J. O’Brien, R. Alexander Bentley et William A. Brock abordent les enjeux actuels du traitement de l’information et du processus décisionnel.
En expliquant comment les individus s’adaptent et font des choix, les auteurs s’inspirent de références de la préhistoire ainsi qu’à l’histoire moderne pour rendre la chose intéressante.
En bref
- Les petits changements s’additionnent pour entraîner une évolution culturelle.
- Pour appréhender l’évolution, il faut comprendre ce qu’elle implique.
- Les modèles économiques de prise de décision ont évolué.
- L’aptitude individuelle et de groupe est en corrélation directe avec la prise de décision.
- L’apprentissage est à la fois social et individuel.
- Les individus agissent au cœur d’un ‘paysage adaptatif’.
- Quatre options sont déterminantes dans nos décisions : ‘l’utilité intrinsèque, l’utilité sociale, la transparence’ et ‘l’opacité’.
- Des dynamiques similaires sont à l’œuvre dans l’édition académique.
- Les stratégies individuelles de traitement de l’information ne cessent de gagner en complexité.
Résumé
Les petits changements s’additionnent pour entraîner une évolution culturelle.
La raison pour laquelle les chasseurs-cueilleurs se sont constitués en sociétés agricoles demeure une question cruciale. Les archéologues ont d’abord supposé que l’agriculture était apparue à quelques endroits uniquement, avant de s’étendre géographiquement. On pense aujourd’hui que l’agriculture est apparue indépendamment dans différents endroits. Une théorie avance que les individus ont gravi ‘l’échelle du progrès’, passant de l’état de sauvages à celui de barbares, puis de civilisés. Les théoriciens du 19e siècle expliquaient les différences culturelles en affirmant que certaines sociétés avaient subi un ‘ralentissement’ durant cette progression.
« On se demande à quoi aurait pu ressembler la révolution agricole si les réseaux sociaux avaient existé à la période néolithique. »
Les individus ne décident pas de ce à quoi leur culture est prête ou de la direction que doit prendre une société qui s’agrandit. Ce qui importe, c’est l’impact évolutionnaire des petites décisions cumulées. Les individus font des choix volontaires, mais les résultats pourraient ne pas être ceux recherchés. Les choix évolutionnaires et l’influence sociale limitent leurs décisions. Il est rare que les individus décident en toute indépendance, ils ont souvent tendance à calquer leurs actions sur celles de leur entourage.
Pour appréhender l’évolution, il faut comprendre ce qu’elle implique.
L’évolution désigne les changements cumulés dans les organismes ou groupes d’organismes sur plusieurs générations. L’évolution darwinienne notamment, répond à quatre conditions. Premièrement, elle nécessite une variation des caractéristiques au sein d’un groupe d’organismes. Deuxièmement, certaines caractéristiques doivent offrir plus d’avantages que d’autres. Troisièmement, les organismes doivent pouvoir hériter des variations dans les caractéristiques. Quatrièmement, les variables doivent pouvoir être triées, ce qui signifie qu’un mécanisme de sélection élimine les organismes présentant des caractéristiques moins favorables.
« La manière dont la culture évolue à travers le processus décisionnel n’est pas une question de progrès envisagé, mais plutôt de progrès intégré dans la forme d’évolution décrite par Darwin dans L’Origine des espèces, son ouvrage paru en 1859. »
L’adaptation est le processus par lequel les individus deviennent plus aptes à survivre et à se reproduire en s’adaptant à leur environnement. Ces individus possèdent une caractéristique spécifique qui les inclut parmi les organismes sélectionnés les mieux adaptés.
« Lorsque la technologie héritée des générations précédentes a un impact sur le taux de natalité, cela crée un effet évolutionnaire. »
L’évolution affecte tout autant la biologie que la culture. La sélection culturelle détermine quelles caractéristiques seront transmises à travers la culture. On peut le constater dans les choix individuels, notamment ceux qui touchent à la technologie. Générer un petit avantage en termes d’efficacité peut avoir un impact considérable à long terme. Si une certaine technologie transmise à travers les générations influence le taux de natalité, son effet évolutionnaire sera à la fois culturel et biologique.
Les modèles économiques de prise de décision évoluent
La réflexion économique initiale suppose des prises de décisions rationnelles. Au cours des dernières décennies, des économistes élaborent des idées alternatives. Dans le cadre de ce débat, il faut tenir compte de trois phases :
- L’utilité : les préférences des consommateurs constituent le socle de l’utilité. oui serez prêt à payer un prix plus élevé pour l’obtenir pour des produits transformés.
- Les biens de recherche : parfois, les consommateurs savent déjà ce qu’ils veulent et leur unique critère de décision consiste à trouver le prix le plus bas.
- Les biens d’expérience : il arrive que les individus soient prêts à acheter un produit plus cher pour déterminer si cet achat génèrera davantage de satisfaction personnelle que s’ils avaient acheté un produit moins cher auquel ils sont habitués.
L’aptitude individuelle et de groupe est en prise directe avec la prise de décision.
Philosophes, mathématiciens, anthropologues et biologistes : tous s’interrogent sur ce qui relie l’esprit et le cerveau. Ce qui est certain, c’est que le rôle du cortex préfrontal est essentiel dans la prise de décision. Avoir faim, stimule la prise de décision. Manger implique de savoir anticiper. Les humains évaluent les multiples options qui s’offrent à eux et font des choix. Leur manière de se nourrir peut avoir une signification symbolique, permettre de sceller des alliances et être un signe de puissance et de prestige.
« Les décisions prises par les individus affectent leur propre aptitude individuelle, et celle d’autres individus au sein de leur groupe. »
Les ‘esprits collectifs’ tels que les comités ou les équipes ont pour vocation d’atteindre des décisions collectives. L’aptitude individuelle des membres de l’équipe – qu’il s’agisse d’un comité de direction ou d’une équipe de football – détermine, en partie du moins, l’aptitude du groupe dans son ensemble. En témoigne le succès fulgurant de l’équipe de football américain des New England Patriots après le recrutement de Tom Brady. L’intégration d’un élément tel que Brady a changé l’aptitude de l’équipe dans son ensemble, précisément parce que les aptitudes individuelle et collective sont directement corrélées.
L’apprentissage est social et individuel.
On apprend individuellement en tâtonnant, en commettant des erreurs et en faisant évoluer son comportement pour satisfaire ses besoins. Observer les autres peut suffire pour changer son comportement, sans nécessiter d’instructions directes. Ce mode d’apprentissage entraîne la reproduction des comportements d’une génération à l’autre, sans grand changement.
« Les décisions ne sont pas bloquées dans certaines zones spécifiques de la carte. Elles peuvent se déplacer en fonction de l’horizon temporel et du contexte. »
L’apprentissage social consiste, quant à lui, à imiter le comportement d’autrui, mais pas forcément aveuglément. Il s’agit tout autant d’imitation (reproduire les actions des autres) que d’émulation (reproduire les résultats des autres).
Les individus agissent au cœur d’un ‘paysage adaptatif’.
La place dans le paysage correspond à un génotype spécifique. Une position haute signifie une adaptation élevée. Les positions plus basses impliquent une adaptation moindre. Les scientifiques utilisent ce modèle pour évoquer l’adaptation évolutive. Ils l’appliquent pour cartographier un ensemble de systèmes complexes dans lesquels l’évolution est à l’œuvre.
« L’apprentissage individuel… est un processus lent au cours duquel un individu procède par tâtonnement, en commettant des erreurs et en faisant évoluer son comportement pour satisfaire ses besoins. »
Dans le modèle élargi, chaque point dans le paysage représente une solution à un problème donné. Plus la solution est fonctionnelle, plus la position est élevée. Les solutions analogues sont côte à côte. Dans l’évolution culturelle, les diverses haches de pierre utilisées durant des millions d’années représentent des ‘pics d’adaptation’ analogues. Chez les chasseurs, l’apprentissage culturel s’est fait en partageant les lieux de chasse et les solutions aux problèmes rencontrés.
« Dans le paysage économique moderne, l’accès à la communication en ligne et les compétences associées influencent l’aptitude d’un individu à se hisser au-dessus du seuil de pauvreté. »
Certains paysages sont relativement simples et stables, tandis que d’autres sont plus volatils. Dans ces derniers, des pics d’adaptation peuvent disparaître lorsque l’environnement change. Dans un environnement stable, une solution unique comme la hache de pierre peut perdurer sur une longue période. À l’époque moderne, le paysage évolue beaucoup plus vite et les décideurs doivent examiner les options plus rapidement.
Quatre options sont déterminantes dans nos décisions : l’utilité intrinsèque, l’utilité sociale, la transparence et l’opacité.
Les décideurs ont toujours des options, qu’il s’agisse d’hommes préhistoriques ou d’hommes modernes arpentant le rayon électronique d’un magasin. La façon dont la décision est prise dépend de la clarté avec laquelle les options sont perçues. L’utilité intrinsèque mesure la valeur d’un objet aux yeux d’un individu, par exemple les fonctionnalités de votre smartphone. L’utilité sociale renvoie à la valeur qui émane de votre choix ou de la façon dont celui-ci est perçu par les autres. Certains choix sont intrinsèquement transparents, comme pour les cueilleurs qui savent que les baies assouvissent la faim. Certains sont plus opaques : la plupart des gens veulent un smartphone, mais il n’est pas simple de déterminer quelle marque vous convient le mieux.
« Toute idée selon laquelle les êtres humains ont tendance à mûrement réfléchir avant de prendre une décision rationnelle est largement dépassée. »
Vous pouvez analyser votre décision en observant les quatre options qui conditionnent la prise de décision – utilité intrinsèque, utilité sociale, transparence et opacité – dans les quatre quadrants d’une grille. La transparence et l’opacité se présentent verticalement du nord au sud. Les facteurs individuels et sociaux se présentent horizontalement d’ouest en est.
- Le quadrant nord-ouest représente ‘le choix rationnel’ individuel. Dans cet espace, les gens prennent leurs décisions seuls et peuvent en identifier les avantages.
- Le nord-est représente ‘l’apprentissage social éclairé’. Les bénéfices restent transparents, mais les décisions deviennent sociales. Les gens savent qui écouter et peuvent reproduire des choix fondés sur une expertise.
- Le sud-est est l’espace où les actions sont jugées à l’aune de leur utilité sociale, avec peu de transparence. C’est la sphère de l’imitation. Les gens prennent des décisions sociales, par suivisme, sans savoir si ce choix sera le plus concluant. Dans ce quadrant, l’option retenue n’est pas forcément la meilleure, mais elle est la plus populaire.
- Le sud-ouest correspond aux décisions prises sans accès transparent à l’information, c’est la sphère de la supposition. Dans ce quadrant, décider équivaut à choisir au hasard un investissement dans une liste de fonds de placement comme on jouerait aux fléchettes. Savoir où se situe votre décision sur cette carte vous aide à retenir une stratégie.
« Aussi destructeur soit-il pour l’intérêt général, il y a néanmoins dans le sectarisme une certaine logique sociale à vouloir suivre votre tribu. »
Faut-il trouver ici les origines de l’expression être à l’ouest ?
En tant que groupe, les hommes ont dans un premier temps commencé leur apprentissage dans le quadrant nord-ouest, puis se sont ensuite déplacés vers le nord-est en développant les traditions et l’intelligence sociale. Dans les sociétés peu peuplées, les individus savaient à qui adresser les questions difficiles. Dans le monde contemporain, les individus suivent les tendances plutôt que de rechercher les conseils de spécialistes. Et les alternatives s’enchaînent continuellement.
« D’un point de vue évolutionnaire, tout ce qui compte vraiment, ce sont les conséquences en aval des décisions qui ont été prises. »
À mesure que le flot de l’information s’est amplifié et que les populations ont grandi, les individus se sont déplacés vers le sud-est, et les comportements de groupe éclairés se sont transformés en comportements moutonniers. À ce stade, le groupe n’est pas plus raisonné que l’individu : c’est ce qui se produit aujourd’hui. Dans les économies où l’information et la communication digitale coulent à flots, les gens prennent davantage leurs décisions à la manière d’un troupeau, et cela affecte le processus électoral, l’économie ainsi que des phénomènes de grande ampleur, tels que le changement climatique.
« Les mêmes processus évolutionnaires à l’œuvre dans la sphère biologique sont également à l’œuvre dans le domaine culturel. »
Les décisions peuvent changer de quadrant selon le contexte. Un jour, vous pouvez décider seul sans connaissance de ce qui est bien ou mal, et le jour suivant, vous pouvez discuter avec des amis informés, et cela peut vous conduire à une décision sociale. Vous pouvez aussi vous souvenir de quelque chose qui vous aide à y voir plus clair et vous orienter vers un choix individuel.
Des dynamiques similaires sont à l’œuvre dans l’édition académique.
Un glissement est aussi en cours dans des domaines où le rationnel devrait prédominer, comme l’édition académique, qui est devenue ‘un marché digital’. Dans de nombreux domaines tels que les sciences, les spécialistes connaissent les publications de référence. La plupart citeraient Nature, Science et Cell. Convoitant une place de choix dans le classement mondial, les universités coréennes accordent à leurs chercheurs de généreuses récompenses – jusqu’à 100 000 $ par article – lorsqu’ils sont publiés dans des revues de référence. Cela s’inscrit dans une mutation plus large du paysage adaptatif de l’édition académique.
« Dans notre travail, nous envisageons la prise de décision sous un angle qui considère les décisions et leurs conséquences, intentionnelles ou non, comme des éléments clés de la scène sur laquelle se joue l’évolution. »
En 1665, la Royal Society of London lança la revue Philosophical Transactions. À l’époque, l’institution se situait dans le quadrant nord-est de la carte de la prise de décision. Ses membres, des sommités scientifiques telles que Christopher Wren, Robert Boyle, Robert Hooke et Isaac Newton, étaient des experts qui mûrissaient leurs décisions de manière rationnelle. En tant que pairs travaillant collectivement, ils incarnaient une image idéalisée de la ‘sagesse de groupe’. Au début du 21e siècle, les revues publient trop souvent pour permettre à des chercheurs de rester dans la course. Certaines revues abandonnant l’évaluation par les pairs, la qualité n’en souffre que davantage. Ceux qui veulent rester correctement informés développent des stratégies d’adaptation en ne lisant que des revues célèbres ou des auteurs reconnus, ou en ayant recours au numérique pour différencier les contenus scientifiques des articles.
Les stratégies individuelles de traitement de l’information ne cessent de gagner en complexité.
Le citoyen ordinaire doit analyser les informations à un niveau beaucoup plus élevé que par le passé, faire le tri dans l’infobésité et prendre des centaines de décisions chaque jour.
Si tout le monde a accès à un important volume d’informations, il est en revanche devenu difficile de juger de leur qualité. Les réseaux sociaux complexifient le processus décisionnel en encourageant le suivisme. C’est ainsi que les internautes re-postent et re-tweetent des informations dont ils ne connaissent ni l’origine, ni le bien-fondé.
À propos des auteurs
Michael J. O’Brien, PhD, est doyen et professeur d’histoire à la Texas A & M University, San Antonio. R. Alexander Bentley, PhD, est titulaire de la chaire d’Anthropologie à l’Université du Tennessee. William A. Brock, PhD, est professeur émérite d’Économie à l’Université du Wisconsin-Madison.
Catégories :Manager
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